Législatives en Irak. Partage du pouvoir, accaparement des richesses
Portées par un taux de participation supérieur aux dernières échéances, les élections parlementaires irakiennes du 11 novembre n’ont pas rebattu l’équilibre parlementaire. Les tractations visant à former le nouveau gouvernement et désigner le premier ministre s’annoncent d’autant plus âpres qu’elles visent avant tout à se partager les richesses du pays entre les élites.
16.12.2025
By Sylvain Mercadier
Source:https://orientxxi.info/Legislatives-en-Irak-Partage-du-pouvoir-accaparement-des-richesses
Les législatives irakiennes ont réuni 56,1 % des 21 millions d’Irakiens inscrits sur les listes électorales, contre 41 % en 2021. On les qualifie d’« élections des millionnaires », tant l’étalage de richesse et les investissements des candidats ont été hors norme. Outre le financement des campagnes, l’achat de votes dans les quartiers défavorisés a été légion, attestant de la fragilité de la démocratie dans ce pays.
Alors que les principaux acteurs chiites sont regroupés au sein du Cadre de la coordination depuis 2022, ils ont pour beaucoup fait cavalier seul à travers différentes listes dans l’optique de redéfinir leur poids au sein de leur coalition au lendemain des élections. Le Cadre de la coordination est en effet susceptible d’éclater si un consensus n’est pas trouvé entre ses membres, dont les philosophies politiques se sont régulièrement opposées au fil du mandat du premier ministre sortant, Mohammed Chia Al-Soudani.
Rééquilibrage politique
Parti en campagne à la tête de son parti baptisé Reconstruction et développement, avec pour ambition de briguer un second mandat, Al-Soudani n’a pas réussi à créer le raz-de-marée escompté. Bien qu’en tête des votes avec 46 sièges au sein du nouveau Parlement, il est loin de pouvoir fédérer autour de lui une majorité susceptible de l’adouber sans engager des pourparlers de fond avec les autres acteurs politiques, le Parlement comptant 329 sièges.
« Ce score de tête d’affiche n’est pas forcément une victoire pour Al-Soudani, car il espérait obtenir plus de sièges pour négocier un second mandat. En apparence, son parti a gagné, mais sa marge reste étroite. Les membres du Cadre de la coordination ne sont pas idéologiquement ou politiquement alignés », analyse Renad Mansour, politologue, chercheur au Chatham House et spécialiste des institutions irakiennes. Il est à noter que si la participation est restée élevée dans les régions kurdes et sunnites, elle a faibli dans les provinces à majorité chiite.
Autres acteurs de poids : les milices chiites qui affichent toutefois une performance décevante, mise à part la coalition Sadiqoun (27 sièges), mouvement politique de la milice Asaib Ahl Al-Haq de Qaïs Al-Khazali. Cela confirme le déclin de leur assise politique.
La principale liste sunnite est quant à elle portée par le parti de l’ancien chef du Parlement Mohammed Al-Halboussi (Taqqadum, 27 sièges) et pourrait peser après qu’elle aura fédéré les autres partis sunnites autour d’une coalition. Côté kurde, le grand gagnant des élections est le Parti démocratique du Kurdistan (PDK, 26 sièges) du clan Barzani, qui a passé la barre symbolique du million d’électeurs.
Face à ces poids lourds, le cheikh Moqtada Al-Sadr brille par son absence. Il n’aura pas de représentation dans le prochain gouvernement à la suite de son retrait de la vie politique et de son appel au boycott des élections. En 2022, après que sa formation a échoué à former un gouvernement1, Al-Sadr a brusquement sommé les élus de son mouvement de quitter le Parlement. Cette politique de la chaise vide avait alors incité le Cadre de la coordination à court-circuiter les acteurs sunnites et kurdes au moment de nommer Al-Soudani au poste de premier ministre après une crise politique émaillée de violences dans la zone verte2.
Enfin, les femmes occupent à peine plus de 25 % des sièges du nouveau Parlement (84 sièges). C’est près de 5 % de moins qu’aux dernières échéances. Ces représentantes ont également moins d’influence sur les débats et l’adoption de lois que leurs pairs masculins. Il est à noter que les femmes irakiennes votent moins que les hommes et que leur choix est régulièrement influencé par des pressions patriarcales au sein de leurs familles.
La marque d’Al-Soudani
Durant ses trois années de gouvernance, Mohammed Chia Al-Soudani a imposé sa marque en engageant d’importants chantiers de construction dans le pays tout en distillant un discours réformiste et souverainiste… non sans froisser certains acteurs traditionnels, comme Nouri Al-Maliki et les membres des Fassail3, des milices jusqu’au sein de sa coalition.
Aussi dirigiste qu’il ait voulu paraître, le chef de l’État n’a pas pu s’émanciper des réalités politiques locales, régionales et internationales qui influent sur l’équilibre du pouvoir en Irak. Tout comme son prédécesseur, Moustafa Al-Kadhimi, il s’est heurté à l’imbroglio sécuritaire des milices irakiennes en tentant de réaffirmer son autorité sur celles-ci. Ces milices, souvent inféodées à l’Iran, ont institutionnalisé leur présence depuis la guerre contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) non sans conserver une marge de manœuvre en dehors de l’État.
Appuyées par l’Iran, les milices Hachd Al-Chaabi ou Fassail ont déclenché des bras de fer avec Al-Soudani pour décourager toute forme d’atteinte à leur autonomie.
Appuyées par l’Iran, qui compte sur elles pour assurer son emprise sur l’Irak et pour orchestrer la contrebande d’argent et d’hydrocarbures à ses frontières, les milices Hachd Al-Chaabi ou Fassail ont à plusieurs reprises déclenché des bras de fer avec Al-Soudani pour décourager toute forme d’atteinte à leur autonomie. Plusieurs acteurs, dont Nouri Al-Maliki, premier ministre de 2006 à 2014, ont par ailleurs fait front commun avec l’axe pro-Iran au sein du Cadre de la coordination pour contrecarrer les efforts du premier ministre sortant.
Sur le plan international, Al-Soudani a dû ménager la chèvre et le chou dans l’affrontement qui a opposé Israël et les États-Unis à l’Iran. La non-implication des Fassail dans la guerre opposant les deux premiers au second en juin 2025 aura montré que l’Irak veut éviter de s’immiscer dans un conflit qui le dépasse, bien que son territoire reste une zone de confrontation par procuration entre les puissances étrangères.
Mais c’est sur le plan économique qu’Al-Soudani a sans conteste réussi, permettant la signature d’importants contrats pétroliers avec Exxon Mobil tout en négociant avec les acteurs kurdes pour la réouverture de l’oléoduc de Ceyhan acheminant le pétrole irakien vers la Turquie. Ces accords économiques, obtenus par le biais d’une pression états-unienne, comme le révèle Reuters4, participent de la marginalisation des Fassail et des atouts économiques bénéficiant à l’Iran dans le pays, confirmant l’affaiblissement de Téhéran depuis l’attaque israélienne. Ce constat ne manque pas de faire passer Al-Soudani pour « l’homme des Américains », une étiquette qui collait déjà à la peau de son prédécesseur et qui explique en partie ses résultats décevants aux élections parlementaires.
L’heure des pactes
Les négociations à venir s’annoncent ardues avec l’autre poids lourd de la politique irakienne, à savoir la liste formée par l’ex-premier ministre Nouri Al-Maliki (État de droit, 29 sièges), lui-même issu du parti Daawa et principal rival de Mohammed Chia Al-Soudani.
Alors qu’Al-Maliki le percevait initialement comme un technocrate sous son contrôle, le premier ministre Al-Soudani a démontré qu’il avait ses propres ambitions, ce que ce véritable parrain au sein de la coalition chiite ne lui pardonne pas. L’ambitieux Soudani a tenté un rapprochement avec plusieurs acteurs politiques indépendants ainsi qu’avec l’ancien chef du Parlement Mohammed Al-Halboussi.
Ayant très tôt flairé une trahison de la part du premier ministre sortant, Al-Maliki pactise depuis contre son ancien dauphin jusqu’à s’assurer qu’il ne puisse pas briguer de second mandat, mais aussi contre ceux avec qui il a ébauché des alliances — après avoir fait chuter Al-Halboussi de son poste en novembre 2023.
« Nouri Al-Maliki n’a pas pardonné à Mohammed Halboussi son rapprochement avec Moqtada Sadr en 2021, ni avec Al-Soudani en 2022. Il est parvenu à l’évincer en retournant un de ses fidèles et en invoquant un vice de procédure pour remplacer le président du Parlement », explique Houssam Al-Robaie, membre du parti indépendant Al-Beit Al-Iraqi5 et du Al-Rasheed Centre for Development6.
Malgré les manigances de Nouri Al-Maliki, le premier ministre bénéficie toujours de soutiens qui, outre le camp chiite, incluent des factions sunnites et certains partis kurdes.
L’entre-soi des élites
Dans ce jeu des puissants, le public irakien demeure profondément désillusionné par son élite politique. « Seuls ceux qui bénéficient directement du système politique sont allés voter », écrit Sajad Jiyyad, chercheur en politiques publiques et gouvernance en Irak associé à Century Foundation et directeur du groupe de travail sur la politique chiite.
Outre les 3 700 cas de fraudes et incidents répertoriés, et les 700 000 bulletins annulés, c’est tout un système politique hérité de la période d’occupation états-unienne qui semble à bout de souffle. « Le fort taux de participation à ces élections, à hauteur de 56 %, n’est pas lié à la satisfaction des citoyens irakiens, mais plus à l’investissement massif des candidats qui ont mis les moyens pour mobiliser en leur nom », explique le politologue Renad Mansour.
Au-delà des intrigues et des jeux d’alliances, la population a compris que la classe dirigeante opère en vase clos et assure sa perpétuation avant tout. En Irak, les clivages communautaires servent surtout à mobiliser la société ou à la diviser. Mais derrière ce vernis, les élites collaborent pour s’enrichir et partager l’énorme gâteau que représente le budget de l’État. Renad Mansour observe que :
Les acteurs politiques irakiens se positionnent surtout via les élections pour s’assurer la meilleure part du budget irakien qui s’élève à plus de 100 milliards de dollars annuels [près de 900 millions d’euros]. L’économie de rente irakienne basée sur le pétrole soude les partis politiques ou les pousse à rivaliser entre eux.
L’entre-soi des élites dépasse les clivages communautaires, comme l’atteste le profil de l’ancien président du Parlement Mohammed Al-Halboussi : « C’est lui qui a appris aux grandes figures chiites comment détourner les fonds de l’État par le biais de compagnies-écrans. Il a une longue expérience de la chose, car il a fait fortune comme contracteur auprès des Américains », explique Houssam Al-Robaie.
À titre d’exemple, le dirigeant chiite Qaïs Al-Khazali a véritablement fait fortune grâce aux astuces que lui a soufflées Al-Halboussi. Parallèlement, Qaïs Al-Khazali cultive de bonnes relations avec l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), dirigé par Bafel Talabani dans la province de Souleimaniye, dans le nord-est de l’Irak, par où passe une partie de la contrebande irakienne de pétrole et de devises.
« Le marché noir du pétrole est très lucratif. Autrefois, les milices prenaient 20 à 50 % des bénéfices des entreprises sous leur emprise. Désormais, elles veulent des actions dans l’entreprise », décrit Houssam Al-Robaie.
Tractations internes, pressions externes
Alors que les négociations se poursuivent sous l’égide de Nouri Al-Maliki, qui rencontre les différents acteurs politiques nationaux, le blocage politique risque de se maintenir tant qu’aucun consensus global ne se dessine entre les principaux blocs parlementaires. Bien que la Constitution prévoit des délais précis, les négociations politiques prolongent souvent les débats parlementaires. Les désaccords concernant l’ampleur de la coalition, les quotas ministériels et les portefeuilles clés retardent fréquemment la conclusion d’un accord.
Le regard appuyé des puissances régionales sur ce processus complique encore la conclusion d’un accord. En pleine recomposition géopolitique, le Proche-Orient est sujet à une pression états-unienne accrue. En Irak, l’ingérence iranienne demeure forte et l’influence d’Ankara reste prégnante. Le président états-unien Donald Trump a toutefois choisi d’employer un style moins agressif qu’à l’accoutumée avec Bagdad. En nommant Mark Savaya, un homme d’affaires d’origine irakienne, envoyé spécial en Irak, il signale qu’il entend trouver un compromis entre la sécurité (comprendre : brider les milices) et les affaires. Un positionnement qui semble trouver un écho favorable auprès de l’élite irakienne.
Le temps où la rue faisait trembler le pouvoir et où des candidats indépendants faisaient leur entrée au Parlement est révolu.
Toutefois, ce fragile équilibre peut rapidement s’effondrer, comme l’a démontré l’épisode de la liste des organisations terroristes qu’a failli signer le gouvernement irakien : pendant quelques jours, Bagdad a classé les houthistes du Yémen et le Hezbollah libanais comme organisations terroristes, une ligne rouge pour Téhéran et ses alliés. « Il y a eu une levée de boucliers des Fassail, mais aussi d’Al-Maliki contre Al-Soudani, et le gouvernement a dû prétendre à une erreur pour expliquer la situation », révèle Houssam Al-Robaie, du parti indépendant Al-Beit Al-Iraqi.
Le temps où la rue faisait trembler le pouvoir et où des candidats indépendants faisaient leur entrée au Parlement semble bel et bien révolu. Cependant, l’élite politique irakienne pourrait trouver dans la persistance des inégalités sociales et économiques et dans la crise écologique qui va accroître la pression sur les ressources naturelles dans le pays de sérieux obstacles au ronronnement de ses affaires.
*Journaliste, membre du comité de rédaction du média indépendant The Amargi.
1- Menés par Nouri Al-Maliki, les adversaires de Moqtada Al-Sadr ont délibérément entravé les sessions parlementaires afin d’empêcher la restructuration de l’exécutif (qui nécessitait un quorum des deux tiers), rendant ainsi les sadristes et leurs alliés incapables d’exercer leur autorité légitime, bien qu’ils aient obtenu une majorité parlementaire aux précédentes élections.
2- La zone verte, enclave au cœur de Bagdad instituée en avril 2003, après la fin de la guerre d’Irak, abrite le siège du gouvernement irakien, du Parlement, de l’ambassade des États-Unis et d’autres institutions internationales, comme les Nations unies.
3- Les Fassail, ou factions, désignent les milices au sein des Hachd Al-Chaabi, les Unités de mobilisation populaires (UMP), qui sont des milices reconnues par l’État irakien depuis leur lutte contre l’organisation de l’État islamique (OEI) entre 2014 et 2017. Au sein des UMP, les Fassail sont les factions inféodées à l’Iran.
4- « How an oil pipeline battle shows the US gaining sway in Iraq », 4 décembre 2025.
5- Ce jeune parti est issu du mouvement Tichreen de 2019. Relativement confidentiel, il s’est associé à Mohammed Chia Al-Soudani lors des dernières élections irakiennes.
6- Think tank produisant des études politiques en Irak, affilié au parti politique Al-Beit Al-Iraqi.